A quoi sert l’art?

18 Mar

L’article qui suit a été publié dans le Magazine des Arts n°1, bimestriel de janvier – février 2012. Il répondait à la question posée à plusieurs artistes de disciplines diverses : A quoi sert l’art ?

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 La question de savoir si l’art est utile ou inutile – outre son côté « sujet du bac » gentiment provocateur et pensum – peut appeler une réponse très simple si on fait sien le constat de Deleuze : « il n’y a pas de questions stupides mais des réponses stupides ».

 Pour le compositeur que je suis cette interrogation est à mon sens inévitablement liée à d’autres : quelle est la place de l’artiste dans la société, la place du travail de création et enfin, à quoi correspond ce travail pour un auteur?

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 Pour véritablement créer, il faut être non formaliste, ce qui n’exclut pas un formalisme de façade, c’est-à-dire social.

 Créer est un acte de liberté où l’individu affirme sa singularité quitte à la négocier avec la solitude.

 « Créer est un acte gratuit, superficiel, inutile, et du coup on a envie de le faire à la perfection ».

 L’artiste a toujours été un rempart contre le barbarisme, la régression et la bêtise.

 Etre artiste ? C’est être « révolté » c’est-à-dire ne pas accepter les choses telles qu’elles sont : on fabrique, on pense l’avenir, le monde tel qu’on voudrait qu’il soit demain.

 C’est notre imaginaire qui rend la vie légère, supportable…il faut faire en sorte de ménager ceux qui ont la capacité de rêver, et multiplier les lieux et conditions de partage des imaginaires.

 Créer, c’est montrer que la beauté et la sensibilité sont le rempart à la routine quotidienne dénuée d’humanisme, de révolte et d’inattendu.

 L’art semble inutile car fait par des doux dingues, des rêveurs, des fêlés, des « pas rentables », des solitaires, des « trop libres », des marginaux, des anormaux…mais à bien réfléchir, qui rentre dans la catégorie normale?

 Et pourtant, « notre besoin de consolation – même s’il est impossible à rassasier – » n’en est pas pour autant indispensable.

 La création, ce retour constant sur soi même et sur notre sensibilité – outre qu’elle constitue une formidable manière de se connaître (mais le peut-on jamais ?) -, est aussi ce qui nous donne le sentiment de notre propre continuité, et donne de la profondeur à notre vie et nos actes : c’est un but à l’existence qui en vaut bien un autre.

 Plus que séduire, le pouvoir d’une œuvre d’étonner et déranger est la condition de l’art : il n’y a rien à comprendre mais à se laisser surprendre, encore faut-il le vouloir et admettre qu’il en va de la survie de l’espèce !

 Et puis, une œuvre peut donner l’envie de courir « le risque du bonheur », le désir d’un peu plus de culture et se poser des questions qui bouleversent une vie : ça me parle…de quoi, de qui, comment… ? Pourquoi ça me trouble, et me « navre », et  me console et m’enchante…?

 Ces raisons parmi d’autres font que la Culture, novatrice par essence, est interdite par les fachos de tous bords…ou les biens pensants traditionalistes et leurs « valeurs sûres » porteuses de déclin et de mort.

 

 

 

 

 

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Comment écouter ma musique / Comment travailler ma musique

23 Août

BERNARD DE VIENNE

Clefs  pour l’écoute et l’interprétation musicale

Destinées aux professeurs et étudiants de conservatoire voulant interpréter mes œuvres

Texte écrit dans le cadre de mes résidences de compositeur en conservatoires

Révisé en juin 2011


 

INTRODUCTION

 Généralement, nous aimons ce que nous connaissons déjà : le plaisir naît alors de ce que l’on reconnaît sans efforts particuliers. Or, même si ce qui est nouveau ne se donne pas toujours immédiatement,  il peut exister un réel plaisir de la découverte, réelle jouissance à l’état brut et/ou acte intellectuel volontaire. Selon notre sensibilité, culture, désir, etc. nous relevons de l’un ou l’autre positionnement. Afin de sortir de cette dualité, il est important :

–          D’une part, de ne pas oublier que les critiques adressées de leur vivant à bien des compositeurs ont été les mêmes que celles adressées aux compositeurs d’aujourd’hui (voir les exemples de Mozart, Beethoven et Berlioz entre autres !). Un créateur digne de ce nom veut ouvrir de nouvelles pistes. Il se doit alors de rechercher sans cesse la nouveauté tout en s’appuyant sur l’héritage du passé : il ne peut – ni ne veut – répéter textuellement ce qu’ont fait ses prédécesseurs, car les recettes des autres époques correspondaient à d’autres sensibilités, d’autres modes de vie et d’autres moyens techniques. L’art est toujours le reflet de l’époque qui le fait naître et se nourrit (des sons) de l’environnement immédiat pour créer sans cesse des sonorités nouvelles.

–          D’autre part, qu’il y a eu à toutes les époques, des bons et des moins bons compositeurs, et que les plus connus d’hier ne sont pas nécessairement ceux qu’a retenu l’histoire ; qui se souvient aujourd’hui de François René Gebauer illustre contemporain de J.S. Bach, à l’époque toujours cité après Telemann ou Johann Kuhnau et avant J.S. Bach…). En effet, il y a toujours eu la musique de consommation courante, soumises aux modes du moment, qui plait à tout un chacun, et les œuvres de l’esprit qui nécessitent une appropriation par de multiples écoutes et/ou analyse pour les appréhender dans toute leur complexité. Avec le temps et la connaissance des multiples répertoires contemporains, vous serez à même de faire votre tri personnel et comprendre qu’aujourd’hui encore on écrit les véritables chefs d’œuvres des époques futures : la musique contemporaine c’est la musique classique de demain !

–          Enfin, faîtes-vous confiance ! ressentir un plaisir esthétique n’est pas un acte intellectuel, c’est une jouissance du corps avant tout, un partage d’émotions et de sentiments. Dans un premier temps, il n’y a rien à comprendre, il y a juste à écouter sans a priori : écouter une œuvre musicale c’est faire un voyage plein de rebondissements, d’inattendus où la mémoire joue un rôle de premier plan : sans elle, pas d’arts.  Vous avez tout à y gagner : les compositeurs souhaitent que leurs œuvres soient appréciées, ils n’écrivent pas pour être détestés !

COMMENT ECOUTER ?

 Toutes mes œuvres sont présentées par un court texte esthétique qui donne des pistes d’écoute (éléments techniques) ainsi que le contexte poétique qui m’a guidé lors de l’écriture. Vous pouvez le lire avant ou après écoute. L’important est de ne pas perdre de vue qu’entre mes intentions et la réalité finale de l’œuvre, il peut y avoir une différence. Plus important encore : votre écoute, vos sensations vous appartenant en propre, il est probable que vous ressentirez plus ou moins telle ou telle aspect de l’œuvre au détriment d’autres. Personne n’a raison ni tort : les affects véhiculés par une œuvre – quelle que soit la discipline artistique – sont ambivalents et contradictoires ; ainsi, suivant votre tempérament, votre humeur du jour et autres joies ou contrariétés de l’existence, vous n’entendrez pas la même chose dans la même œuvre : c’est comme cela, vous n’y pouvez rien et moi non plus ! Voici donc une proposition pour aborder l’écoute :

–          Écouter une 1ère fois sans a priori, avec curiosité d’esprit, bienveillance, sans chercher à comprendre quoique ce soit : ma musique est très écrite dans le moindre détail et rien n’est laissé au hasard.

–          Écouter de nouveau une 2ème, 3ème fois ou plus dans la même disposition d’esprit : le travail de mémoire va commencer à s’effectuer et des liens entre les diverses parties de l’œuvre vont apparaître.

–          Laisser reposer plusieurs jours ou semaines : seules vous resteront, une impression globale (c’est l’atmosphère générale de l’œuvre qui vous aura marqué), des moments fugitifs fragmentaires, une sympathie ou antipathie, etc. C’est normal, on ne peut mémoriser en détail ce qui est nouveau : on n’aime pas nécessairement de prime abord ce qui est vraiment nouveau ! «  je ne comprends pas » n’est que le reflet de l’aspect déroutant de la découverte. C’est le moment de ne pas être paresseux ! la facilité consiste à rejeter ce qui est pour nous source d’incompréhension, d’efforts et donc d’ennui et de non plaisir. Grave erreur !…car c’est ici que commence la véritable aventure artistique !

–          Après ce temps d’oubli, écoutez de nouveau. Au fur et à mesure de l’écoute, avec surprise, vous vous souvenez du déroulement de l’œuvre et de nombreux détails : vous percevez nettement que tel motif revient plusieurs fois sous une forme plus ou moins variée, que tels autres motifs se combinent ensembles, que tel ou tel rythme revient sans cesse à l’identique ou varié, etc.

–          Que s’est-il passé ? A votre insu, dès la 1ère écoute, vous avez inconsciemment mémorisé l’œuvre dans son ensemble et vous devenez capable d’une écoute active où le rapport entre le tout et les parties devient cohérent, logique, évident : c’est cela l’indispensable travail de la mémoire d’où naît la plaisir esthétique. Les motifs constitutifs d’une œuvre sont porteurs, non de sens, mais d’émotions qui se renvoient et se mêlent sans cesse les unes aux autres, en deçà du travail technique de composition (variantes/variations des motifs).

QUOI  ECOUTER DANS UNE ŒUVRE ?

D’une part, il y a un lien organique entre le tout (la forme de l’œuvre qui s’entend à l’écoute) et ses parties (le choix des motifs constitutifs). D’autre part, la structure de l’œuvre (aspects purement techniques) ne se perçoit pas à l’écoute mais s’analyse et se découvre sur partition.  Déduction logique : une œuvre bien structurée n’est pas obligatoirement bien construite formellement et toutes justifications de la cohérence formelle d’une œuvre ne seront jamais la garantie que la forme est claire à l’écoute et l’œuvre réussie ! Quoi écouter alors ?

–          Les motifs (ou cellules ou éléments thématiques, etc.). Ceux-ci sont les « briques » constitutives de l’œuvre. Ces motifs sont de plusieurs ordres : rythmique, harmonique, de durée, d’intensité, de timbre (instrumentation ou orchestration, emploi des instruments), de spatialisation, masse, d’impact sonore et de densité, etc. C’est ce que l’on appelle les paramètres du son ou les qualités du son.

–          La nature propre de chacun des motifs, c’est à dire leur caractère et ce qu’ils provoquent affectivement à l’écoute (à ne pas confondre avec les paramètres du son). Leur nature dépend non seulement de la combinaison de plusieurs de ces paramètres, mais aussi et surtout du geste instrumental pour le produire, de la direction (stabilité/instabilité), de la tension/détente, des différentes juxtapositions de tensions, de la densité, etc.

–          Le degré de complexité des motifs. En fonction de celui-ci, un motif revient plus ou moins au cours d’une œuvre. S’il est simple, il se prêtera à de multiples combinaisons dans des contextes divers (il est à remarquer qu’un motif revenant à l’identique dans un contexte différent sera perçu autrement). S’il est complexe, il pourra être déconstruit en motifs secondaires, qui chacun pourront donner lieu à d’autres combinaisons, variantes et même influencer la conduite de la forme, etc.

–          Les variations et variantes, transformations, combinaisons, renversements, réductions, etc. des motifs constitutifs. En général, les motifs sont donnés dès le début de l’œuvre. Si l’œuvre est en plusieurs parties, de motifs propres à chacune des parties peuvent distinguer celles-ci. Attention ! Ne pas confondre la variation au sens formel qui s’effectue à l’intérieur d’un cadre préétabli et la variante qui s’applique plus particulièrement aux transformations et combinaison des motifs eux-mêmes.

–          Les différents modes de jeux propres à chacun des instruments (emploi normal ou inhabituel de celui-ci : c’est à dire dans le meilleur des cas un enrichissement de l’orchestration/instrumentation). C’est tout ce qu’il est possible de produire comme sonorités sur un instrument : du bruit au son pur, en passant par toutes les combinaisons possibles. Les nouvelles technologies faisant évidemment partie de cette possibilité de production de mode de jeux nouveaux.

–          La répartition des sons, des motifs dans l’espace. Ne pas oublier que la musique peut se percevoir en quatre dimensions : largeur (linéarité du déroulement temporel), hauteur (instrumentation, répartition des sons entre le grave et l’aigu), profondeur (orchestration par plans sonores, par familles instrumentales mais aussi nature de certains motifs qui sont perçus comme venant par-devant, par-derrière, sur le côté, plus ou moins courbes, etc.) et le temps qui se subdivise en deux aspects : le déroulement temporel et le souvenir de l’écoute d’une œuvre (cette mémoire souvent plus globale que linéaire, architecturale et non en deux dimensions, mêlant différent moments éloignés de l’œuvre, est très proche du surgissement global des idées du compositeur qui viennent globalement et non bien organisé dans le temps).

–          La forme et les articulations formelles (à ne pas confondre avec la structure de l’œuvre qui ne s’entend pas). Les motifs peuvent être regroupés en groupe de motifs ayant chacun une certaine autonomie et des particularités propres. Les articulations formelles marquent d’une part le passage d’un groupe de motifs à un autre groupe et d’autre part le passage d’un macro regroupement à un autre.

–          Les particularismes locaux : certain motifs ou fragments de motifs peuvent localement donner lieu à un « développement » qui dans certain cas peut entraîner la forme dans une direction imprévisible : une « invention locale » se transforme alors en innovation entraînant irrémédiablement tout le reste pouvant changer considérablement en une heureuse surprise ce que l’on pensait entendre.

–          Ne pas se laisser déborder par la quantité d’informations à la seconde ! Ce reproche souvent fait aux compositeurs montre simplement qu’à la première écoute on est facilement débordé par les évènements. C’est pourtant précisément cette caractéristique qui évite de s’ennuyer en écoutant une œuvre. Avec le temps, et le travail de mémorisation, cette soi-disant difficulté s’estompe. C’est l’éternelle problématique de la « distance d’écoute » : si j’écoute « de près »  je ne peux tout suivre, car la succession de détails va trop vite, si j’écoute « de loin », c’est-à-dire globalement, la perte du détail me permet d’appréhender la forme. Attention, une œuvre qui fourmille de détails qui se succèdent très rapidement peut être un mouvement lent !

COMMENT TRAVAILLER MA MUSIQUE ?

En général,  chaque œuvre est portée par un contexte poétique, humoristique, tendre, etc. Il est très important d’en tenir compte : vous ne jouerez pas l’œuvre avec les mêmes intentions et disposition d’esprit. A cet effet, j’écris toujours un texte de présentation (toujours rédigé une fois que l’œuvre est écrite). Mais ce texte ne suffit pas car il ne donne quasiment pas d’explications techniques. Celles-ci relèvent de ce qui suit :

–          Prêter une grande attention à tous les éléments. Ma musique est écrite dans le moindre détail et demande à l’instrumentiste une attention et une vigilance constante qui la rend difficile à jouer pour les endormis et les mous ! il faut être vif, alerte, précis, humoriste, gai (ce qui n’empêche pas une profondeur de sentiments) : seules conditions pour que la poésie, la délicatesse, l’étrangeté ou la spiritualité puissent se déployer. Prenez donc le temps de lire attentivement la partition : tout est écrit, le moindre détail compte, il faut tout jouer, précisément, sans dureté ni crispation. N’ajoutez rien, ne retranchez rien car paradoxalement cela rendra plus difficile l’exécution car vous perdrez la logique interne de l’œuvre et un bon nombre de points d’appuis. Je connais bien les possibilités techniques et expressives des instruments ! L’agogique, le déroulement et le son général de l’œuvre sont fonctions des possibilités inhérentes à chaque instrument. N’oubliez pas qu’à une époque donnée, c’est à dire dans un même contexte culturel, ce sont les détails qui différencient un compositeur d’un autre car ils sont la marque de leur différence d’esprit.

–          L’interprétation consiste à bien repérer les points d’articulations formelles afin que la musique « respire ». Mon écriture est parfois dense, il ne faut donc pas vous laisser asphyxier, submerger (souvenez-vous qu’une œuvre est un voyage qui ne va pas droit au but et que des repos sont nécessaires). Au contraire, les détours inattendus sont ce qui vous marquera le plus. Vous parcourez un espace : l’auditeur doit se sentir pris par la main et effectuer une visite agréable en votre compagnie où vous lui donnez à voir telles ou telles choses en insistant plus ou moins sur certains détails qui vous semblent plus significatifs (c’est cela l’interprétation). Il faut donc vous laisser le temps d’être « imprégné » par les caractéristiques de l’œuvre (nature qualitative des motifs) afin de trouver le bon tempo, le bon caractère, la bonne atmosphère…

–          La logique harmonique. Je vous laisse le soin de la découvrir ! Elle change selon les œuvres et vous la communiquer ce serait trop simple : vous auriez la facilité de croire avoir compris l’œuvre et ne feriez pas le travail d’imprégnation en profondeur. Il est donc possible de repérer à l’oreille une fausse note dans ma musique…et oui ! N’oubliez pas que la musique est un équilibre entre ce que ressent le corps et comprend l’intellect : d’abord la pratique, ensuite la théorie !

–          L’architecture de sons. La construction en motifs laisse apparaître des strates (une couche apparaît quand l’autre disparaît, un motif est devant, l’autre en arrière plan, un troisième encore plus éloigné, deux motifs seront étroitement mêlés, certaine viennent de loin, d’autres s’éloignent, etc.). C’est la raison pour laquelle il est indispensable de faire exactement les nuances telles qu’indiquées sur la partition : seule condition pour que l’équilibre « en hauteur, profondeur et dans le temps » puisse se réaliser.

–          Les tempi ne sont pas absolus mais proportionnels entre eux : il est très important pour l’agogique de l’œuvre – qui est fondamentale dans ce type d’écriture – de les respecter, seule condition pour que les rapports et succession de densité des différents moments de l’œuvre soient perceptibles et cohérents entre eux.

–          Une forme audible. Outre les recommandations préalables, faites bien la différence entre les respirations « normales » et les respirations « barrées » qui sont « presque une respiration ». Elles sont à jouer comme si je ne les avais pas notées, sinon vous les ferez beaucoup trop, et ajoutant des silences, vous nuirez à l’intelligibilité de la forme.

CONCLUSION

Ce texte, destiné à aider à écouter et interpréter mes œuvres, est volontairement généraliste et sans exemples afin de s’appliquer à n’importe quelle musique de tradition savante, et ce, quelles que soient les cultures.

Vu la multitude des courants esthétiques actuels, ces conseils s’appliquent de prime abord à ma manière d’envisager l’écriture musicale, même si celle-ci est profondément ancrée dans la tradition occidentale, partagée par tout un chacun. Afin de se forger sa propre opinion et son propre goût artistique il faut donc écouter le maximum de musiques contemporaines aux styles différents et savoir s’écarter de cette base de réflexion afin de rechercher chez chacun des compositeurs ce qu’ils ont en propre et les différencient les uns des autres et ce, indépendamment de la qualité technique du travail.

A propos du dodécaphonisme sériel

23 Août

A propos du dodécaphonisme sériel

BERNARD DE VIENNE

 


Texte écrit pour la rencontre avec les élèves du lycée Fénelon de Paris (élèves de prépa Ulm et Lyon, Khâgne et Hypokhâgne), le vendredi 17 novembre 2006 dans le cadre des cours de la musicologue Sabine Bérard ayant pour thème le dodécaphonisme sériel ou la conquête d’un nouvel ordre musical

Pour le compositeur que je suis, c’est la période atonale de Schoenberg qui aujourd’hui encore est à la source de mon écriture. L’intérêt que j’ai toujours porté au système dodécaphonique et/ou sériel n’a pas été à la base de ma propre écriture musicale.

 

Depuis l’Ecole Viennoise, écrire hors cadre tonal, c’est de nouveau se poser la problématique du rapport forme/fond qui peut se formuler dans les termes suivants : quelles sont les caractéristiques des motifs (ou du matériau) avec lesquelles je travaille, comment peuvent-ils être variés, combinés, agencés et quelles formes musicales génèrent-ils eu égard à leurs caractéristiques intrinsèques, comment jouer et faire sonner une musique écrite de la sorte ?

 

Il ne faut surtout pas confondre la forme qui s’entend et la structure qui ne s’entend pas. Par exemple, une série dodécaphonique et ses avatars ne s’entend pas en tant que telle : ce n’est pas un thème tonal (qui se caractérise par un regroupement de motifs) mais une succession d’intervalles sélectionnés pour leurs caractéristiques et logique interne propres, telles des symétries, des accords et enchaînements tonaux, des gestes instrumentaux…

 

Sans avoir écrit dans sa totalité une œuvre à l’aide d’une série génératrice (ce que je trouve restrictif quant au geste musical) j’ai pu employer occasionnellement dans une partie d’œuvre (comme Dutilleux, Ohana et bien d’autres)  une série dodécaphonique ou défective,  pour la couleur sonore qui en résulte d’un point de vue harmonique (tel un mode ou une échelle). L’exemple du compositeur Luigi Dallapiccola, élève de Webern, est patent : ses oeuvres dodécaphoniques telles la Petite musique nocturne, Le Prisonnier, etc. ont cette sonorité caractéristique des œuvres sérielles et pourtant elles sont en partie ou en totalité tonales.

 

C’est le principe de traitement « sériel » (prolongement de la période atonale) qui est intéressant car – même si les renversements, miroirs, transpositions, etc. sont la caractéristique de l’écriture savante occidentale depuis des siècles – ce qui est nouveau c’est la décomposition du phénomène sonore en différents paramètres qui peuvent tous être traités « de façon sérielle » et indépendamment les uns des autres. Ainsi, un motif de timbre, d’intensité, de rythme, de hauteur, de densité, etc. peut-être traité en lui-même et provoquer des variantes à l’infini (piste ouverte par Schoenberg dans l’opus 16 avec la Klangfarben Melodie). Reprise et développée par Webern, cette manière de faire est la mienne comme compositeur. En prolongeant ce qu’a entrepris Webern, elle m’a permis de concevoir une forme de type « générative » (ou par associations d’idées). Cette sorte de « génération spontanée » où tout élément musical peut générer « de la forme » est un procédé ouvert et non un système fermé qui à l’instar d’un organisme vivant peut voir sa forme et/ou son mode de fonctionnement altéré ou démultiplié par un élément extérieur (nouveau motif, variante inattendue/inentendue…). En médecine, c’est la stratégie fascinante des virus – non obligatoirement pathogènes – capables de modifier radicalement le mode de fonctionnement de la cellule qu’ils infectent dans le but de dupliquer leur propre matériel génétique ! Du vivant dans du vivant.

 

La musique dodécaphonique, puis sérielle (intégrale ou non), est l’horizon culturel d’une époque bien déterminée qui a vu naître en parallèle la musique électroacoustique, profonde réflexion sur le phénomène sonore en général (nature du son et nouveau temps musical). Cette véritable révolution dans la manière d’écouter et ressentir le monde sonore a fait éclater le cadre trop restrictif et exclusif de la sérialisation intégrale. Il n’est jamais inutile de rappeler que la musique s’entend avant d’être cohérente d’un point de vue analytique. La musique est porteuse de sentiments et de jouissance : rien n’est acquis à la première écoute. Ignorer ces évidences, c’est se priver de la possibilité de découvrir et d’être ému par les chefs d’œuvres que le 20ème siècle a produit et ils sont nombreux !

 

Comme toutes les utopies – si utopie il y a – l’écriture sérielle a fait progresser la réflexion théorique, permettant de produire un son nouveau grâce à des relations harmoniques nouvelles, une instrumentation/orchestration renouvelée, riche et subtile. De plus, elle a fait évoluer la facture instrumentale ainsi que les techniques instrumentales par l’emploi de modes de jeux inédits et inouïs, si ce n’est l’invention d’une nouvelle lutherie. En totale adéquation avec l’époque qui l’a vu naître, les critiques de l’école viennoise et des années cinquante ne s’y sont pas trompés : « musique fasciste, dictatoriale, etc. » et à l’opposé « de la poésie dans un monde déshumanisé » (Adorno).

 

Il faut souligner que ce n’est pas le système en lui-même qui est critiquable : pour écrire, tout compositeur a besoin d’un cadre (ou d’une béquille pour reprendre l’expression de Schoenberg lui-même). C’est son application systématique et dogmatique par les épigones qui est critiquable. De plus – et c’est une tautologie –  le rapport entre un système et les résultats produits par son application sont souvent dissociés : c’est le génie propre de chaque individu qui permet de dépasser la « béquille » pour faire un chef d’œuvre. On ne peut donc arguer des œuvres moins réussies des grands maîtres et de celles franchement ratées de leurs épigones sans imagination, pour jeter le discrédit sur cette manière d’écrire (quelle époque n’a pas eu sa mauvaise musique et ses œuvres fonctionnelles de consommation courante ?). Cette manière de faire a produit des chefs d’œuvres (Soleil des eaux, Pli selon Pli…) qui resteront dans l’histoire de la musique, mais elle est aujourd’hui désuète et inopérante en tant que telle. Boulez a échoué à créer un sérialisme intégral, il l’a reconnu. La tentative méritait toutefois d’être effectuée : c’est à ce prix que les faits musicaux ont évolués jetant par là même les bases de l’écriture musicale de la deuxième moitié du 20ème siècle. Forts de cet  « échec » et de ses réussites, cette génération née dans les années 20 (Berio, Stockhausen, Ligeti, Scelsi, Boucourechliev, etc.) a créé tous les courants que nous connaissons depuis lors : spectral, hasard total, œuvres ouvertes, musiques stochastiques, théâtre musical, néoclassique, motivique, électroacoustique, improvisation, recherche de l’Ircam, etc.

 

Aujourd’hui, une des caractéristiques de l’écriture de bien des compositeurs est d’une part, avoir relu Debussy et Schoenberg sous un autre angle que celui de cette génération (on n’a pas fini de comprendre et d’exploiter les pistes ouvertes au début du siècle) et d’autre part, avoir ouvert de nouveau les pages des années 60/90. Nous sommes définitivement sorti du diktat de la pensée unique des années 50, années charnières et incontournables ; les débats minimisant l’apport de cette manière d’écrire et de penser la musique sont parfaitement stériles et surtout inféconds.

 

Mais que reste-t-il du « sérialisme » aujourd’hui?

 

Dans un sens large (et uniquement dans cette acceptation c’est-à-dire non dodécaphonique, non sériel strictement), il n’est pas absurde – et ce sans provocations – de penser et dire que l’esprit qui a présidé à l’élaboration du sérialisme a traversé toute la musique du 20ème siècle. Tous les compositeurs se sont positionnés vis-à-vis de cette manière de « Penser la musique ». Chacun y a trouvé le reflet (positif ou négatif) de sa manière de faire (un peu comme les scientifiques vis-à-vis du structuralisme de Claude Lévi Strauss qui n’est pas sans rapport avec le sérialisme intégral).

 

Pour conclure, il me semble opérant intellectuellement de dire que le mot générique (ou paradigme) qui peut synthétiser les cent ans de musique du 20ème siècle est le mot « sériel ». En effet, même si on a continué et continue à écrire de la musique tonale ou modale (le cas de Bartok est symptomatique) et même si l’on n’écrit plus de musique sérielle aujourd’hui, hors système tonal ou modal, le traitement et l’agencement des motifs (briques constitutives de la pensée et de la construction musicale quelques soient les cultures) demeure et demeurera  toujours (et ce dans chaque culture) une réflexion sur des entités de base qui auront été nommées « séries » au 20ème siècle.

 

C’est cette interrogation accompagnée des réponses techniques que nous donnons qui s’appellent le style. Les réponses fondent chaque culture dans sa singularité.